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Le Midi rouge

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Aujourd’hui j’aimerais vous parler de deux hommes qui symbolisent à eux seuls la révolution qualitative des vins du Languedoc et la transformation spectaculaire de l’économie viticole de la région en un siècle. 

Le premier, Marcelin Albert, est né en 1851 dans le village d’Argeliers, entre Béziers et Narbonne, au cœur de l’appellation Minervois. Viticulteur, il est resté dans l’histoire comme l’initiateur de la révolte des vignerons du Midi de 1907, porte-parole d’un mouvement social qui faillit faire tomber la IIIème République. Le second, Olivier Jullien, vigneron reconnu des Terrasses du Larzac, un peu plus à l’est, est notre contemporain. Clin d’œil de l’histoire : les deux hommes ont un lien de parenté. 

Olivier Jullien a 20 ans lorsqu’il achète, en 1985, son premier hectare de vignes pour élaborer son vin plutôt que d’apporter les raisins à la coopérative comme c’est alors la norme. Figure d’exception, il sert de modèle aux nombreux jeunes et/ou néo-vignerons qui créent leur domaine. Comme dans le reste du Languedoc, le nombre de coopérateurs diminue drastiquement tandis qu’une nouvelle génération prouve que les vins peuvent jouer dans la cour des grands.

Ce statut de pionnier et la superficie du Mas Jullien (23 hectares dont 18 en production aujourd’hui) en font aussi la locomotive du mouvement lancé pour l’obtention de l’appellation Terrasses du Larzac à la fin des années 1990. Depuis sa reconnaissance en 2014, l’AOC a la cote : 35 nouveaux domaines se sont créés, portant leur nombre à 115 ; le négoce et les grands groupes cherchent à s’y implanter, le prix de l’hectare des vignes s’emballe et celui des bouteilles aussi (souvent au-dessus des 20€ chez les cavistes parisiens par exemple). 

Quelle évolution depuis l’époque, pas si lointaine, où son aïeul Marcelin Albert a pris la tête d’un immense mouvement de contestation qui a secoué le Languedoc et le pays catalan. Les origines du mécontentement remontent à la crise du phylloxéra dont je vous parlais dans un précédent billet. La destruction massive du vignoble provoque une pénurie de vins. Or il faut étancher la soif de l’ouvrier comme celle du bourgeois. Une fois la solution du greffage mise au point, on replante surtout dans les plaines fertiles. De nombreux petits vignobles de qualité, dans les coteaux, disparaissent, en même temps que leurs cépages traditionnels. De plus, les jeunes vignes (elles ont une dizaine d’années au début du siècle), très vigoureuses, ont de forts rendements. 

L’État favorise également les importations massives de vins d’Algérie qui servent à couper le picrate métropolitain et autorise qu’ils soient additionnés de sucre (la « chaptalisation ») pour élever à bon compte leur taux d’alcool.

La fraude et la fabrication de jajas trafiqués (à base de sucre de betterave par exemple) deviennent monnaie courante. L’expression de vin « naturel » ne désigne pas alors un vin sans sulfites ajoutés mais un produit issu de la seule fermentation de raisins frais, qu’on oppose à l’« artificiel » auquel il est souvent mélangé. Pour augmenter la production, les moûts sont additionnés d’eau (le « mouillage »). Dans les cafés aussi, les fûts sont « allongés ». Des pratiques juteuses qui offrent aux courtiers, aux négociants et aux détaillants de confortables marges sur le dos des viticulteurs.

C’est précisément pour contourner ces intermédiaires que les syndicats de viticulteurs décident de vendre leur travail directement au consommateur. En 1905, la coopérative de vente de Maraussan, Les Vignerons Libres, est la première à construire un bâtiment partagé pour la vinification. Une initiative de mise en commun de l’outil de production et des bénéfices de la vente que vient saluer sur place Jean Jaurès. Une grande majorité des vignerons coopérants du Languedoc sont des républicains à la fibre socialiste. 

Carte postale de France. On peut lire sur la façade des Vignerons libres sa devise « Tous pour chacun, chacun pour tous ».

La surproduction locale, l’élaboration de piquette et autres jus modifiés et l’importation de vins étrangers entraîne une chute des cours[1] et une grave crise économique. Les petits viticulteurs sont ruinés, les ouvriers agricoles sont au chômage. La ruine des travailleurs du vin entraîne celle des commerçants et des autres corps de métiers : la misère règne sur tout le littoral.

Marcellin Albert sera l’homme qui incarne cette viticulture en souffrance. Le 11 mars 1907, il crée avec quelques collègues le comité de défense viticole qu’il préside. Celui qu’on surnomme « la cigale » grimpe sur les arbres pour haranguer la foule. Ce passionné de théâtre ne manque pas de charisme. Tous les dimanches, dans une ville différente, le « prêcheur des platanes » s’adresse à une foule de plus en plus nombreuse. La mobilisation s’amplifie jusqu’au 9 juin 1907 qui marque l’apogée de la contestation dans le Midi de la France. La place de la Comédie à Montpellier est envahie par une foule estimée entre 600 et 800 000 personnes !

Le président du Conseil et ministre de l’Intérieur Georges Clemenceau fait appel à l’armée. Plusieurs fondateurs du comité d’Argeliers sont arrêtés. La décision met le feu aux poudres et provoque des affrontements qui font six morts en deux jours à Narbonne. Je passe ici (et je vous renvoie à la bibliographie) sur un épisode crucial du soulèvement : la mutinerie puis la reddition des « braves soldats du 17ème » qui fraternisent avec les manifestants.

Pourchassé par la police, Marcelin Albert se cache. Il réapparaît à Paris le 22 juin où il rencontre Clemenceau. Fin manœuvrier, le Tigre lui promet de réprimer la fraude si, en contrepartie, Albert retourne dans le Languedoc pour calmer la rébellion. Son interlocuteur accepte même de se constituer prisonnier. Clemenceau lui signe un sauf-conduit pour retourner dans l’Aude et lui remet cent francs pour payer son retour en train. Marcelin Albert a la naïveté d’accepter. La presse en fait ses choux gras et l’homme passe du statut de rédempteur à celui de vendu. Totalement discrédité, il devra même fuir en Algérie et, de retour au pays, il mourra dans la misère. 

Plusieurs lois vont finalement éteindre l’incendie. Un texte protégeant le vin naturel est adoptée. Il interdit la fabrication et la vente de pinards falsifiés ou fabriqués. Le législateur impose également les déclarations de récolte et de stock, et le droit pour les syndicats de se porter partie civile dans les procès pour fraudes. Le mouillage et l’abus du sucrage deviennent illicites.

Réprimer la fraude est une chose, produire de bons vins en est une autre. Il faudra attendre plusieurs décennies encore pour que le Languedoc cesse d’être « une citerne sans fond de vins de table destinés au marché français bas de gamme ». Et la reconversion est toujours en cours. La génération à laquelle Olivier Jullien appartient a prouvé que les flacons du Languedoc méritent d’être servis à la table de restaurants étoilés. La création des appellations d’origine contrôlées dans les années 1930 est le prolongement du socle législatif voté en 1907 : il s’agit de garantir non plus seulement l’origine « naturelle » mais également géographique des vins. La reconnaissance des Terrasses du Larzac comme un « cru » du vaste Languedoc fédère les initiatives individuelles. 

Et dans le verre ? J’ai dégusté la cuvée Lous Rougeos, millésime 2017, du Mas Jullien. 

La bouteille sort des caves de Reuilly, tout près des entrepôts de Bercy où arrivaient en fûts les vins destinés à être assemblés, mis en bouteille, et vendus par les négociants de la capitale (en 1910, ils assurent 70 % du négoce d’alcool à Paris), haut-lieu des trafics décrits plus haut. Rien de tout cela bien sûr chez ce caviste qui propose de très jolies quilles bios, biodynamiques ou nature, 100% issues de la fermentation de raisins frais ! Après 1h30 en carafe, Lous Rougeos offre un premier nez caramélisé. Après agitation, des fruits rouges marinés dans de l’alcool manifestent. Le nez s’ouvre progressivement, le réglisse s’impose. Les fruits sont plus éclatants en bouche. On retrouve la cerise noire. Il y a beaucoup de matière, c’est ample, doux et austère à la fois. Il y a un peu d’astringence en fin de bouche mais les tannins sont serrés et fins. Le jus est d’une grande concentration, il mêle puissance et fraîcheur, reflétant le terroir des Terrasses, plateau d’altitude sous le soleil méditerranéen. Les terres sur lesquelles pousse la vigne destinée à cette cuvée avaient été abandonnées depuis plusieurs décennies. Olivier Jullien a retrouvé le vignoble originel, remonté les murs en pierres sèches, replanté et remis sur pied les vieux ceps encore vaillants. Cette bouteille aurait mérité quelques années en cave. Elle nous rappelle que le vin se raconte sur le temps long et que le terroir dépasse les individus.

Sources bibliographiques

Cette note m’a été inspirée par le dernier numéro du Rouge et le Blanc, la meilleure revue française consacrée au vin selon moi.

« Terrasses du Larzac, L’union fait la force », Le Rouge & le Blanc, n°134, p. 26-40.

Rémy Pech et Jules Maurin, 1907, les mutins de la République. La révolte du Midi viticole, Toulouse, éditions Privat, 2007.

Jean Sagnes et Jean-Claude Séguéla, 1907, la Révolte du Midi de A à Z, Béziers, éditions Aldacom, 2007.

Jacques Dupont et Olivier Bompas, « Languedoc, le second souffle », Le Point, le 26 mai 2011. 

Et en chanson : la Gloire au 17e à écouter ici.

Les Caves de Reuilly, 11 boulevard de Reuilly, 75012 Paris.

Mas Jullien, 3 chemin du Mas Jullien, 34725 Jonquières.


[1] L’hectolitre se vend 20 francs en 1900, 5 francs en 1906. Les cours ont à ce point chuté que le vin devient moins cher que… l’eau. A Carcassonne, les pompiers puisent parfois dans les cuves pour éteindre les incendies. En 1902 a lieu la première course automobile à alcool de vin. Dans les troquets, on instaure le principe du « vin à l’heure » où, moyennant un forfait modique, on peut boire autant de rouge qu’on le désire durant soixante minutes.