Dimanche dernier, peu avant le déjeuner familial, mon père me tend un verre de blanc. Mes sens en alerte (nos perceptions sont plus fines avant le repas qu’une fois repu), je le déguste à l’aveugle. Le nez a un petit air familier qui me rappelle immédiatement le Savagnin, le cépage du Jura à l’origine du fameux vin jaune : de la pomme verte, de la noix, du curry (pas étonnant que ces deux arômes soient souvent confondus : ils possèdent une molécule odorante en commun, le sotolon). En bouche, une sensation de gras, apportée sans doute par l’alcool et contrebalancée par une acidité tranchante, me rappelle également la variété jurassienne. Une longue finale florale, avec une pointe de salinité, donne envie d’y revenir. Puissance, tension, complexité aromatique, ce vin me plaît mais je ne sais pas l’identifier. L’étiquette m’indique qu’il s’agit d’un 2016 du domaine La Colombière, cuvée Le Grand B. B pour Bouysselet blanc, inconnu au bataillon des cépages. J’ai tout de même la petite satisfaction d’avoir eu le nez fin : le soldat B descend du Plant de Cauzette béarnais et … du Savagnin.
La contre-étiquette est plus loquace. L’histoire est jolie et je vous la raconte. Diane et Philippe Cauvin, les vignerons du Château La Colombière, découvrent en 2009 à Villaudric, à une vingtaine de kilomètres au nord de Toulouse, quelques vieux plans pré-phylloxériques francs de pied. Je vous ai perdus ? L’explication nécessite de faire un saut dans le temps. À la fin du XIXème siècle, un puceron venu d’Amérique débarque en Europe et détruit la quasi totalité du vignoble. Le ravageur yankee vit sur les feuilles avant de s’en prendre aux racines de la vigne qui, en quelques années, mange, elle, les pissenlits par la racine. Sur l’une des rares toiles qu’il a vendu de son vivant (pour 400 francs), La Vigne rouge, Vincent Van Gogh peint, en octobre 1888, des vendangeuses arlésiennes au travail. Le feuillage pourpre et jaune, qui devrait être encore vert au moment de la récolte, et l’affaissement des rameaux sur le sol, témoigneraient de la présence du phylloxéra :
La progression semble irrémédiable. Plusieurs méthodes, peu efficaces, trop longues ou trop coûteuses sont abandonnées. Finalement, les variétés européennes sont greffées sur des plants de vigne américains (qu’on appelle des « porte-greffes »), naturellement résistants aux piqûres de l’insecte. La viticulture européenne est sauvée mais, au passage, des centaines de cépages ne sont pas replantés, sacrifiés sur l’autel du rendement.
Pour retrouver le goût perdu de leur découverte, Philippe et Diane Cauvin greffent le bois de taille sur une parcelle de Négrette, le cépage rouge roi du Frontonnais. Le coup d’essai est un coup de maître. Dès le premier millésime, en 2011, le résultat se révèle tellement concluant que le couple s’empresse de greffer d’autres pieds. Depuis, la variété a passé les deux étapes nécessaires à son utilisation en France. En 2017, elle est inscrite par arrêté ministériel au « catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France (plants de vigne) », qui encadre la multiplication et la commercialisation du matériel végétal. Le catalogue en recense aujourd’hui un peu plus de 300. L’année suivante, elle est admise au classement vitivinicole qui autorise la vente des produits issus de la vigne. D’ici quelques années, elle pourrait-elle le mérite- être autorisée pour la production de vins blancs d’appellation d’origine protégée Fronton, AOP qui ne propose aujourd’hui que des vins rouges et rosés. En attendant, le domaine a vendangé le 9ème millésime la semaine dernière :
Le Bouysselet blanc a effectivement tout d’un grand. Il témoigne de la perte, non seulement pour la biodiversité mais aussi pour le patrimoine du goût, qu’ont entraîné la crise du phylloxéra hier et de l’uniformisation de l’encépagement mondial aujourd’hui. Une poignée de cépages dit « internationaux », dont le Cabernet sauvignon, le Merlot ou encore le Chardonnay, occupent une superficie croissante d’année en année du vignoble mondial. Si les initiatives pour réhabiliter les cépages oubliés sont pour l’instant individuelles ou locales, espérons qu’elles deviennent un enjeu national.
Pour en savoir plus
Si le sujet des cépages modestes vous intrigue et vous fait saliver comme il se doit, je vous conseille À la rencontre des cépages modestes et oubliés – L’autre goût des vins, publié sous la direction d’André Deyrieux chez Dunod.