Louis Barruol, aux avants-postes du goût

J’ai eu la chance d’être invitée par Louis Barruol du Château de Saint Cosme à Gigondas au Sot l’y Laisse, restaurant du 11ème arrondissement où officie un couple de Japonais, Eiji et Akiko Doihara. Quoi de plus logique – et de plus courageux – pour un ancien cuisinier de chez Bocuse à Tokyo que de venir pratiquer l’art de Brillat-Savarin dans sa patrie d’origine, la France ? Car ici pas de cuisine fusion ou d’épure japonaise : le décor, les produits et les techniques sont bien français. Et le chef a retenu la leçon de M. Paul : il maîtrise les fondamentaux, la sainte trinité que sont des produits de qualité, des assaisonnements justes et des cuissons maîtrisées. Tout juste pourrait-on attribuer à l’extrême attention portée à la satisfaction du client un accent nippon. 

Au programme des réjouissances : un menu qui accorde mets et vieux millésimes du Poste, une parcelle du domaine. Ce lieu-dit possède une histoire singulière : les preuves de son existence remontent à la fin du XVème siècle, lorsque Jean de Chalon (1443-1502), prince d’Orange, vend cette « terre à planter en vigne ». Après avoir changé plusieurs fois de propriétaires, elle tombe aux mains d’Esprit Vaton, un ancêtre de la famille Barruol, en 1490.

La Chapelle de Saint Cosme © Château de Saint Cosme

À cette époque, Gigondas appartient à la principauté d’Orange, qui ne sera rattachée au royaume de France qu’en 1713. La culture de la vigne y est pratiquée depuis plusieurs siècles au moins : la plus ancienne mention écrite d’un vignoble remonte au début du XIIème siècle[1], peu de temps après la construction de la Chapelle de Saint Cosme, bijou d’art roman qui jouxte la parcelle. On peut supposer qu’elle y est essentiellement vivrière. En effet, si l’espace provençal et languedocien est couvert de vignes, ces vins sont encore peu connus à Paris et dans l’Europe septentrionale. La viticulture qui s’affirme au Moyen-Âge est urbaine et marchande. Une ville comme Bordeaux devient un pôle viticole majeur à partir du XIIIème siècle grâce à un accès privilégié au marché anglais et la conquête française du port de la Lune en 1453 ne change pas la donne. Les nectars bourguignons prennent leur essor dès le XIIème siècle et leur diffusion dans la capitale et dans les Flandres progresse au cours des siècle suivants. Au début du XIVème, ils ont conquis la cour royale. Les goûts et la géopolitique du vin évoluent : lorsque s’amorce l’époque moderne, la Provence est à son tour perçue comme un vignoble de qualité et ses crus se dégustent sur les tables étrangères. Pour preuve, à Gigondas, un règlement de 1591 encadre le commerce des vins aux étrangers, obligeant les vignerons à garder une partie de leur production pour les locaux. 

Revenons en 1490. En cette fin du Moyen-Âge, la consommation de vin augmente. Certains le coupent d’eau, d’autres le boivent pur. Les techniques permettant une conservation longue dans son contenant en bois n’ayant pas encore été découvertes, il est apprécié jeune. Le blanc et le clairet[2] dominent mais le rouge s’affirme peu à peu. En effet, jusqu’au XVème siècle, le divin nectar est recherché pour sa fraicheur et sa clarté. S’il est malheureusement impossible de suivre l’évolution de l’encépagement du Poste depuis qu’il est rentré dans l’escarcelle des Barruol, on sait dans la famille que ses pentes sont des terres de blancs depuis longtemps. La clairette y est cultivée depuis les années 1920. Dans les décennies 1930-1940, Henri Rolland, le grand-père de Louis, vinifie chaque année le « vin blanc du Poste ». Sa qualité est reconnue et appréciée de tous. Il a un fort goût de pierre à fusil et il est séveux. Mais le coteau est fortement soumis à l’érosion et quasiment impossible à travailler. En 1963, le père de Louis, Henri, arrache et replante quasiment seul la parcelle à partir de vieilles vignes de Gigondas (ce qu’on appelle, en viticulture, une sélection massale). Il conserve les 1000m2 (0,10ha) de clairette qui produisent chaque année les 400 bouteilles du Poste blanc. Sur les trois autre « banquettes » s’épanouit le grenache, le cépage roi du sud de la vallée du Rhône. Ces deux variétés s’expriment naturellement de manière assez discrète, révélant davantage le terroir dans lequel elles s’enracinent. 

Outre cette histoire singulière, la parcelle possède un terroir unique : des marnes du Tortonien, les seules de l’appellation et du domaine, le même sol qu’à Barolo et Barbaresco, les joyaux de la couronne piémontaise.

La géologie a un goût. L’« œnogéologue » Georges Truc note qu’au toucher, la terre du Tortonien est « plus souple, plus onctueuse que les marnes jurassiques et crétacées ». Ce terroir riche en argile, placé dans un couloir frais, est « le support de vignes dépourvues de tout stress hydriques, enrichies par des apports en oligoéléments que renferment les marnes marines et lacustres. Il produit des vins d’une grande richesse aromatique, plus florale que fruitée ». Le Poste a aussi le goût de l’enfance. Louis raconte qu’il râlait, enfant, parce que sa mère le réquisitionnait souvent pour ramasser thym, cerises, amandes ou figues sur ces pentes. Les raisins ne sont pas les seuls à bénéficier des faveurs du lieu. La géologie a aussi du goût. 

Le terroir offre aux cuvées du Poste la structure et la fraîcheur nécessaire pour vieillir. Louis Barruol élabore dans son paradis perdu des vins de garde, presque « à l’ancienne » tant l’époque réclame de la jeunesse et de l’immédiateté, dans le vin aussi. Il confie d’ailleurs que lorsqu’il veut se faire plaisir avec un Poste blanc, il n’ouvre jamais une bouteille jeune. Je ne suis pas prête d’oublier ce jeunot qu’est encore le millésime 2012, un délice de fruits exotiques en bouche (ananas, mangue) avec une dimension minérale, de pierre à fusil. La patience est le prix à payer pour produire et pour boire des vins qui ont une âme, « à la fois complexes et compréhensibles par tous » selon la définition du vigneron. 

A gauche : carpaccio de noix de Saint-Jacques, céleri rave rémoulade, coulis aux truffes noires & Le Poste blanc 2013 et 2014, à droite : brie de Meaux à la truffe noire & Le Poste 2012.

Déguster de vieux millésimes comme nous l’avons fait ce soir-là ne se résume pas à un exercice promotionnel pour le domaine. Il s’agit de constater si les mesures prises au vignoble ont un effet dans le verre et dans la durée.  « Le temps pèse lourd dans le cas des vins de garde car il faut parfois que de longues années s’écoulent avant de pouvoir crier Eurêka ou bien constater qu’on a fait fausse piste » admet-il. Et prendre toute la mesure d’un terroir comme Le Poste et le laisser s’exprimer au mieux ne se fait pas en un jour. Les progrès à la vigne sont d’autant plus lents qu’il s’agit de gravir les dernières marches vers la précision et l’harmonie parfaite entre la plante et son environnement. C’est bien là que tout se joue : le travail de vinification, s’il est fondamental dans la « révélation » du terroir, ne changera jamais la nature profonde des raisins qui arrivent à la cave.

Fûts d’élevage du Poste, © Château de Saint Cosme

Cette conviction force l’humilité de l’Homme vis-à-vis de la Nature et balaye les problèmes d’ego si fréquents au pays du mondo vino. Louis Barruol compte parmi les rares vignerons que je connaisse à laisser « son » vin être vinifié par quelqu’un d’autre et à le dire ouvertement. L’aveu est d’autant plus méritant que le propriétaire de Saint Cosme sait aussi que la pâte humaine fait partie intégrante du terroir. Il est même convaincu que la personnalité du vinificateur influe sur celle du vin. Depuis juin 2016, il a confié les clefs de la cave à Nicolas Chevrol, présent au dîner. Il faut dire que l’homme est occupé (si j’osais je dirais débordé). Président du syndicat de l’appellation, il vient d’acquérir le Château de Rouanne, un domaine historique du cru Vinsobres, dans la Drôme provençale. Là encore, il croit dans l’immense potentiel de ce coteau d’argiles du pliocène et il sait que les efforts pour l’aider à se révéler pleinement ne font que commencer. 

Mais peu importe puisque du temps, Louis, il en a. Une tournure d’esprit qu’il est sans doute plus facile à adopter quand on représente la 15ème génération de vignerons. Mais l’héritage peut être un lourd fardeau. Pourtant, Louis est parvenu à le cultiver, à le chérir même, sans jamais se laisser écraser par le poids des traditions ni avoir peur des idées neuves. Son père était déjà convaincu de l’intérêt de la viticulture biologique. Il s’agissait d’une conviction sans arrière-pensée mercantile puisqu’il vendait son Gigondas en tonneaux, à des négociants. Le fils poursuit cette démarche, sans label, pensant qu’il est inutile d’afficher sur l’étiquette des pratiques qui lui semblent aller d’elles-mêmes. Mais les temps changent, l’exigence écologique progresse et de plus en plus de domaines revendiquent une agriculture « raisonnée », terme non défini par la loi qui recouvre des réalités très différentes. Refuser les contrôles d’un organisme certificateur revient à couvrir les pratiques des faiseurs de vins les moins scrupuleux, les green washers dont seul le discours a verdi. Louis obtient la certification AB en 2009.

Comme quoi, on peut être un vigneron du temps long et de son temps. 

Sources

Histoire de la vigne et du vin en France. Des origines au XIXème siècle, Roger Dion, C.n.r.s. édition, 2010 (réédition). 

Atlas historique du vin en France – De l’Antiquité à nos jours, Matthieu Lecoutre, éditions autrement, 2019. 

Gigondas : Ses vins, sa terre, ses hommes, ouvrage collectif écrit par Georges Truc, Jean-Baptiste Amadieu et John Livingstone-Learmonth, Véronique Raisin et Louis Barruol, Bottin Gourmand, 2012.

Château de Saint Cosme

126 route des Florêts

84190 Gigondas

www.saintcosme.com

Restaurant Le Sot l’y Laisse

70, rue Alexandre-Dumas

Paris, 75011

+33 1 40 09 79 20

Déguster les vins du Poste à Paris

La Cave du Château, 31 Avenue Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris

Le restaurant coréen WOO JUNG, 8 Boulevard Delessert, 75016 Paris, collectionne les millésimes depuis plus de 15 ans.


[1] En 1120, l’évêque de Vaison lègue un terrain contenant une vigne sur le territoire de la commune. Mais la culture de la vigne est bien plus ancienne encore que cela à Gigondas : elle remonte à l’Antiquité. Et c’est à Saint-Cosme que l’on en trouve les premières traces avec des cuves taillées dans le roc qui ont servi à la conservation du vin.

[2] Appelé claret en anglais, il s’agit d’un vin obtenu par foulage de raisins blancs ou noirs. Le moût est juste laissé en contact avec la rafle et la peau pour lui donner une couleur rouge pâle. La fermention est très rapide et le temps de garde limité. 

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